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DE GUSTAVE FLAUBERT.

n’a rien d’analogue avec la nôtre. J’entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre pas, l’émotion me manque. La vie, le mouvement, sont ce qui fait qu’on s’écrie : « C’est cela », bien qu’on n’ait jamais vu les modèles ; et je bâille, j’attends, je rêvasse dans le vide et je me dépite. J’ai ainsi passé par de tristes périodes dans ma vie, par des moments où je n’avais pas une brise dans ma voile. L’esprit se repose dans ces moments-là ! Mais voilà bien longtemps que ça dure. N’importe, il faut prendre son mal en patience, se rappeler les bons jours et les espérer encore.

Ce que vous me dites de Béranger est bien ce que j’en pense ! Mais, à ce propos, pour qui me prenez-vous ? Croyez-vous que je regarde plutôt à la chaussure qu’au pied, et au vêtement qu’à l’âme ? « Mes goûts aristocratiques » me font sentir et aimer tout ce qui est beau, à travers tout, soyez-en sûre. Il y a une locution latine qui dit à peu près : « Ramasser un denier dans l’ordure avec ses dents. » On appliquait cette figure de rhétorique aux avares. Je suis comme eux, je ne m’arrête à rien pour trouver l’or. Et d’abord, je ne crois pas à tout ce que vous m’écrivez de défavorable sur votre compte. D’ailleurs, quand ce serait, je ne vous en aime pas moins.

Ne me placez pas non plus si haut (dans la sphère impassible des esprits). J’ai au contraire beaucoup aimé dans ma vie et on ne m’a jamais trahi ; je n’ai à importuner la Providence d’aucune plainte. Mais les choses se sont usées d’elles-mêmes. Les gens ont changé, et moi je ne changeais pas ! Mais à présent, je fais comme les choses. Je vais chaque jour me détériorant, et la confiance