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CORRESPONDANCE

Comment s’est passée votre jeunesse ? La mienne a été fort belle intérieurement. J’avais des enthousiasmes que je ne retrouve plus, hélas ! des amis qui sont morts ou métamorphosés. Une grande confiance en moi, des bonds d’âme superbes, quelque chose d’impétueux dans toute la personne. Je rêvais l’amour, la gloire, le beau. J’avais le cœur large comme le monde et j’aspirais tous les vents du ciel. Et puis, peu à peu, je me suis racorni, usé, flétri. Ah ! je n’accuse personne que moi-même ! Je me suis abîmé dans des gymnastiques sentimentales insensées. J’ai pris plaisir à combattre mes sens et à me torturer le cœur. J’ai repoussé les ivresses humaines qui s’offraient. Acharné contre moi-même, je déracinais l’homme à deux mains, deux mains pleines de force et d’orgueil. De cet arbre au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne toute nue pour y poser tout en haut, comme sur un autel, je ne sais quelle flamme céleste… Voilà pourquoi je me trouve à trente-six ans si vide et parfois si fatigué ! Cette mienne histoire que je vous conte, n’est-elle pas un peu la vôtre ?

Écrivez-moi de très longues lettres. Elles sont toutes charmantes, au sens le plus intime du mot. Je ne m’étonne pas que vous ayez obtenu un prix de style épistolaire. Mais le public ne connaît pas ce que vous m’écrivez. Que dirait-il ? Gardez-moi toujours une bonne place dans votre cœur et croyez bien à l’affection très vive de celui qui vous baise les mains.