Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
CORRESPONDANCE

et d’ailleurs, afin de n’être pas tiraillé par les heures, je prendrai deux ou trois jours pleins, afin d’être le reste du temps plus complètement à toi et à Bouilhet. Je crois que je vais définitivement envoyer promener à un autre voyage l’excursion à Nogent. Cela me demanderait deux jours pleins, et c’est de l’argent dépensé sans profit ni plaisir ! Sais-tu combien j’ai fait de pages cette semaine ? Une, et encore je ne dis pas qu’elle soit bonne ! Il fallait un passage rapide, léger. Or j’étais dans des dispositions de lourdeur et de développement ! Quel mal j’ai ! C’est donc quelque chose de bien atrocement délicieux que d’écrire, pour qu’on reste à s’acharner ainsi, en des tortures pareilles, et qu’on n’en veuille pas d’autre. Il y a là-dessous un mystère qui m’échappe ! La vocation est peut-être comme l’amour du pays natal (que j’ai peu, du reste), un certain lien fatal des hommes aux choses. Le Sibérien dans ses neiges, et le Hottentot dans sa hutte vivent contents, sans rêver soleil ni palais. Quelque chose de plus fort qu’eux les attache à leur misère, et nous nous débattons dans les Formes ! Poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase, le contour, la couleur ou l’harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde ! Et puis j’ai été écrasé pendant deux jours par une scène de Shakespeare (la 1re de l’acte III du Roi Lear). Ce bonhomme-là me rendra fou. Plus que jamais tous les autres me semblent des enfants à côté. Dans cette scène, tout le monde, à bout de misère et dans un paroxysme complet de l’être, perd la tête et déraisonne. Il y a là trois folies dif-