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DE GUSTAVE FLAUBERT.

ô société, pour me forcer à quoi que ce soit ? Quel Dieu vous a fait mon maître ? Remarquez que vous retombez dans les vieilles injustices du passé. Ce ne sera plus un despote qui primera l’individu, mais la foule, le salut public, l’éternelle raison d’État, le mot de tous les peuples, la maxime de Robespierre. J’aime mieux le désert, je retourne chez les Bédouins qui sont libres.

Comme le papier s’allonge, chère lectrice, en causant avec vous. Il faut pourtant, avant de clore ma lettre, que je vous parle de vos deux livres.

Ce qui m’a surpris et ce qui pour moi domine dans votre talent, c’est la faculté poétique et l’idée philosophique, quand elle se forme à la grande morale éternelle, je veux dire quand vous ne parlez pas en votre nom propre. Il y a un homme dont vous devriez vous nourrir, et qui vous calmerait, c’est Montaigne. Étudiez-le à fond, je vous l’ordonne, comme médecin. Ainsi, dans Cécile (page 18), voici une phrase que j’aime : « C’est en vain qu’on ose donner le change », etc. La page 45 : « Le ciel me semblait plus bleu, le soleil plus brillant » est charmante. Un effet de soleil sur la mer à Dieppe (page 103) m’a ravi ; vous excellez dans ces effets-là. La grande lettre de Cécile est une bonne chose. Il en est de même du caractère de Julia et de la passion désordonnée qu’elle inspire. Mais je blâme souvent le lâche du style, des expressions toutes faites, comme les notabilités de la société (page 85) ; « Le destin jeta une nouvelle pomme de discorde » (page 87) ; « M’abreuver de son sang » (page 91). Cela se dit en tragédie, et ne doit plus se dire, parce que jamais cela ne fut pensé. Ce sont de légères fautes, il est vrai ;