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DE GUSTAVE FLAUBERT.

le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai comme disait Platon.

J’ai longtemps, Madame, vécu de votre vie. Moi aussi, j’ai passé plusieurs années complètement seul à la campagne, n’ayant d’autre bruit l’hiver que le murmure du vent dans les arbres avec le craquement de la glace, quand la Seine charriait sous mes fenêtres. Si je suis arrivé à quelque connaissance de la vie, c’est à force d’avoir peu vécu dans le sens ordinaire du mot, car j’ai peu mangé, mais considérablement ruminé ; j’ai fréquenté des compagnies diverses et vu des pays différents. J’ai voyagé à pied et à dromadaire. Je connais les boursiers de Paris et les juifs de Damas, les rufians d’Italie et les jongleurs nègres. Je suis un pèlerin de la Terre Sainte et je me suis perdu dans les neiges du Parnasse, ce qui peut passer pour un symbolisme.

Ne vous plaignez pas ; j’ai un peu couru le monde et je connais à fond ce Paris que vous rêvez ; rien ne vaut une bonne lecture au coin du feu… lire Hamlet ou Faust… par un jour d’enthousiasme. Mon rêve (à moi) est d’acheter un petit palais à Venise sur le grand canal.

Voilà, Madame, une de vos curiosités assouvie. Ajoutez ceci pour avoir mon portrait et ma biographie complètes : que j’ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq pieds huit pouces, j’ai des épaules de portefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis célibataire et solitaire.

Permettez-moi, en finissant, de vous remercier encore une fois pour l’envoi de « l’Image ». Elle sera encadrée et suspendue entre des figures