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CORRESPONDANCE

365. À LOUISE COLET.
[Croisset] Samedi, minuit [29-30 janvier 1853].

Oui, chère Muse, je devais t’écrire une longue lettre, mais j’ai été si triste et embêté que je n’en ai pas eu le cœur. Est-ce l’air ambiant qui me pénètre ? mais de plus en plus je me sens funèbre. Mon sacré nom de Dieu de roman me donne des sueurs froides. En cinq mois, depuis la fin d’août, sais-tu combien j’en ai écrit ? Soixante-cinq pages ! dont trente-six depuis Mantes ! J’ai relu tout cela avant-hier, et j’ai été effrayé du peu que ça est et du temps que ça m’a coûté (je ne compte pas le mal). Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C’est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. Je m’épuise à réaliser un idéal peut-être absurde en soi. Mon sujet peut-être ne comporte pas ce style. Oh ! heureux temps de Saint-Antoine, où êtes-vous ? J’écrivais là avec mon moi tout entier ! C’est sans doute la faute de la place ; le fond était si ténu ! Et puis, le milieu des œuvres longues est toujours atroce (mon bouquin aura environ 450 à 480 pages ; j’en suis maintenant à la page 204). Quand je serai revenu de Paris, je m’en vais ne pas écrire pendant quinze jours et faire le plan de toute cette fin jusqu’à la baisade,