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DE GUSTAVE FLAUBERT.

cela ; ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur. Ce n’est pas dans le vers de sentiment que tu réussis, mais [dans] le vers violent ou imagé, comme toutes les natures méridionales. Va donc dans cette voie franchement ; il y a, dans cette pièce de la Place-Royale, de charmantes choses, comme rareté et compréhension plastique, et qui sont à toi, au moins qui sont neuves. Dans quatorze à seize mois, quand j’aurai un logement à Paris, je te rendrai la vie dure, va, et je te traiterai virilement comme tu le mérites.

Oui, c’est une étrange chose que la plume d’un côté et l’individu de l’autre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux l’antiquité que moi, qui l’ait plus rêvée, et fait tout ce qu’il a pu pour la connaître ? Et je suis pourtant un des hommes (en mes livres) les moins antiques qu’il y ait. À me voir d’aspect, on croirait que je dois faire de l’épique, du drame, de la brutalité de faits, et je ne me plais au contraire que dans les sujets d’analyse, d’anatomie, si je peux dire. Au fond, je suis l’homme des brouillards, et c’est à force de patience et d’étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre qui noyait mes muscles. Les livres que j’ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j’ai le moins de moyens. Bovary, en ce sens, aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi. Cela devra me faire faire un grand pas par la suite. Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s’il me tombe sous la main un air de mon