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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Paris, à dix-neuf ans, cette envie (je te montrerai dans la rue Vivienne une boutique devant laquelle je me suis arrêté un soir, pris par cette idée avec une intensité impérieuse), alors que je suis resté deux ans entiers sans voir de femme. (L’année dernière, lorsque je vous parlais de l’idée d’entrer dans un couvent, c’était mon vieux levain qui me remontait.) Il arrive un moment où l’on a besoin de se faire souffrir, de haïr sa chair, de lui jeter de la boue au visage, tant elle vous semble hideuse. Sans l’amour de la forme, j’eusse été peut-être un grand mystique. Ajoute à cela mes attaques de nerfs, lesquelles ne sont que des déclivités involontaires d’idées, d’images. L’élément psychique alors saute par-dessus moi, et la conscience disparaît avec le sentiment de la vie. Je suis sûr que je sais ce que c’est que mourir. J’ai souvent senti nettement mon âme qui m’échappait, comme on sent le sang qui coule par l’ouverture d’une saignée. Ce diable de livre m’a fait rêver Alfred toute la nuit. À neuf heures je me suis réveillé et rendormi. Alors j’ai rêvé le château de la Roche-Guyon ; il se trouvait situé derrière Croisset, et je m’étonnais de m’en apercevoir pour la première fois. On m’a réveillé en m’apportant ta lettre. Est-ce cette lettre, cheminant dans la boîte du facteur sur la route, qui m’envoyait de loin l’idée de la Roche-Guyon ? Tu venais à moi sur elle. Est-ce Louis Lambert qui a appelé Alfred cette nuit (il y a huit mois j’ai rêvé des lions et, au moment où je les rêvais, un bateau portant une ménagerie passait sous mes fenêtres). Oh ! comme on se sent près de la folie quelquefois, moi surtout ! Tu sais mon influence sur les fous et comme ils m’aiment ! Je t’assure