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CORRESPONDANCE

tarit point. Style et muscles, tout est souple encore et, si les cheveux me tombent du front, je crois que mes plumes n’ont encore rien perdu de leur crinière. Encore un an, ma pauvre chère Louise, ma bonne femme aimée, et nous passerons de longs jours ensemble.

Pourquoi désirais-tu ce lien ? Oh non, tu n’as [pas] besoin, pour plaire, de rentrer dans les conditions de la femme et je t’aime au contraire parce que tu es très peu une femme, que tu n’en as ni les hypocrisies mondaines, ni la faiblesse de l’esprit. Ne sens-tu pas qu’il y a entre nous deux une attache supérieure à celle de la chair et indépendante même de la tendresse amoureuse ? Ne me gâte rien à ce qui est. On est toujours puni de sortir de sa route. Restons donc dans notre sentier à part, à nous, pour nous. Moins les sentiments tournent au monde et moins ils ont quelque chose de sa fragilité ! Le temps ne fera rien sur mon amour parce que ce n’est pas un amour comme un amour doit être, et je vais même te dire un mot qui va te sembler étrange. Il ne me semble pas que tu sois ma maîtresse. Jamais cette appellation banale ne me vient dans la tête quand je pense à toi. Tu te trouves en moi à une place spéciale et qui n’a été occupée par personne. Toi absente, elle resterait vide, et pourtant ma chair aime la tienne et, quand je me regarde nu, il me semble même que chaque pore de ma peau bâille après la tienne, et avec quelles délices je t’embrasse !

Je ne suis pas en train de causer littérature ; je ne fais que me remettre de ma longue inquiétude et mon cœur se dilate. Je respire, il fait beau, le soleil brille sur la rivière, un brick passe maintenant