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DE GUSTAVE FLAUBERT.

mais d’une façon peu agréable. Oh oui, cette idée me torturait ; j’en ai eu des chandelles devant les yeux deux ou trois fois, jeudi entr’autres. Il faudrait tout un livre pour développer d’une manière compréhensible mon sentiment à cet égard. L’idée de donner le jour à quelqu’un me fait horreur. Je me maudirais si j’étais père. Un fils de moi ! Oh non, non, non ! Que toute ma chair périsse et que je ne transmette à personne l’embêtement et les ignominies de l’existence !

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J’avais aussi une idée superstitieuse : c’est demain que j’ai 31 ans. Je viens donc de passer cette fatale année de la trentaine qui classe un homme. C’est l’âge où l’on se dessine pour l’avenir, où l’on se range ; on se marie, on prend un métier. À 30 ans il y a peu de gens qui ne deviennent bourgeois. Or, cette paternité me faisait rentrer dans les conditions ordinaires de la vie. Ma virginité, par rapport au monde, se trouvait anéantie et cela m’enfonçait dans le gouffre des misères communes. Eh bien, aujourd’hui, la sérénité déborde de moi. Je me sens calme et radieux. Voilà toute ma jeunesse passée sans une tache ni une faiblesse. Depuis mon enfance jusqu’à l’heure présente ce n’est qu’une grande ligne droite. Et comme je n’ai rien sacrifié aux passions, que je n’ai jamais dit : il faut que jeunesse se passe, jeunesse ne se passera pas. Je suis encore tout plein de fraîcheur, comme un printemps. J’ai, en moi, un grand fleuve qui coule, quelque chose qui bouillonne sans cesse et qui ne