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DE GUSTAVE FLAUBERT.

treuse de Parme et je la lirai avec soin. Je connais Rouge et Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis ; mais c’est encore une drôle de caste que celle des gens de goût : ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C’est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme d’admiration devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d’être obscurs. Quant à Beyle, je n’ai rien compris à l’enthousiasme de Balzac pour un semblable écrivain, après avoir lu Rouge et Noir. En fait de lectures, je ne dé-lis pas Rabelais et Don Quichotte, le dimanche, avec Bouilhet. Quels écrasants livres ! Ils grandissent à mesure qu’on les contemple, comme les Pyramides, et on finit presque par avoir peur. Ce qu’il y a de prodigieux dans Don Quichotte, c’est l’absence d’art et cette perpétuelle fusion de l’illusion et de la réalité qui en fait un livre si comique et si poétique. Quels nains que tous les autres à côté ! Comme on se sent petit, mon Dieu ! comme on se sent petit !

Je ne travaille pas mal, c’est-à-dire avec assez de cœur ; mais c’est difficile d’exprimer bien ce qu’on n’a jamais senti : il faut de longues préparations et se creuser la cervelle diablement afin de ne pas dépasser la limite et de l’atteindre tout en même temps. L’enchaînement des sentiments me donne un mal de chien, et tout dépend de là dans ce roman ; car je maintiens qu’on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu’avec des faits, mais il faut pour ça qu’elles découlent l’une de l’autre comme de cascade en cascade, et qu’elles