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CORRESPONDANCE

sauvage ? Ces pauvres natures-là comprennent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles une sympathie ? Sentent-elles, d’elles à moi, un lien quelconque ? Mais cela est infaillible. Les crétins du Valais, les fous du Caire, les santons de la haute Égypte m’ont persécuté de leurs protestations ! Pourquoi ? Cela me charme à la fois et m’effraie. Aujourd’hui, tout le temps de cette visite, le cœur me battait à me casser les côtes. J’y retournerai. Je veux épuiser cela.

J’ai une envie démesurée d’inviter les sauvages à déjeuner à Croisset. Si tu étais là, ce serait une très belle charge à faire. Une seule chose me retient et me retiendra, c’est la peur de paraître vouloir poser. Que de concessions ne fait-on pas à la crainte de l’originalité apparente !

Comme contraste, en sortant, j’ai rencontré Védie. Voilà les deux bouts de l’humanité ! Cela a complété mon plaisir. J’ai fait des rapprochements. Il m’a salué, en passant, d’un air dégagé.

Puis je trouvai Léonie grelottant de froid et charmante, excellente et bonne femme. Elle s’embête, m’a-t-elle dit, énormément. Elle n’a pas mis le pied dehors depuis trois semaines. J’y suis resté deux heures. Nous avons beaucoup devisé de l’existence. C’est une créature d’un rare bon sens et qui la connaît, l’existence. Elle me paraît avoir peu d’illusions ; tant mieux. Les illusions tombent, mais les âmes-cyprès sont toujours vertes. Ensuite visite à la bibliothèque, neige épouvantable, perdition des bottes, coupe de cheveux chez Dubuget. Il porte maintenant des cols rabattus comme