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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Cela sert. Que savons-nous s’il n’y a pas à cette heure, dans quelque coin des Pyrénées ou de la Basse-Bretagne, un pauvre être qui nous comprenne ? On publie pour les amis inconnus. L’imprimerie n’a que cela de beau. C’est un déversoir plus large, un instrument de sympathie qui va frapper à distance. Quant à publier maintenant, je n’en sais rien. Lancer à la fois la Servante et la Religieuse serait peut-être plus imposant, comme masse et contraste. Non ! je n’ai pas pour tout un détachement sépulcral, car rien que d’apprendre tes petites réussites de librairie m’a fait plaisir. Je suis bien peu détaché de toi, va ! pauvre Muse ! moi qui voudrais te voir riche, heureuse, reconnue, fêtée, enviée ! Mais je veux par-dessus tout te voir grande. Ce qui te fait [te] méprendre, c’est que j’en veux à ceci : l’aspiration au bonheur par les faits, par l’action. Je hais cette recherche [de] béatitude terrestre. Elle me semble une manie médiocre et dangereuse. Vivent l’amour, l’argent, le vin, la famille, la joie et le sentiment ! Prenons de tout cela le plus que nous pourrons, mais n’y croyons point. Soyons persuadés que le bonheur est un mythe inventé par le diable pour nous désespérer. Ce sont les peuples persuadés d’un paradis qui ont des imaginations tristes. Dans l’antiquité, où l’on n’espérait (et encore !) que des Champs-Élysées fort plats, la vie était aimable. Je ne te blâme que de cela, toi, pauvre chère Muse, de demander des oranges aux pommiers. Oranger ou pommier, j’étends mes rameaux vers toi et je me couche sur tout ton être.

À toi, mille baisers partout.

Ton G.