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CORRESPONDANCE

comme sous un feuillage d’avril des moineaux joyeux. Mais moi je la déteste, la vie. Je suis un catholique ; j’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. Mes tendresses d’esprit sont pour les inactifs, pour les ascètes, pour les rêveurs. Je suis embêté de m’habiller, de me déshabiller, de manger, etc. Si je n’avais peur du hachisch, je m’en bourrerais au lieu de pain et, si j’ai encore trente ans à vivre, je les passerais ainsi, couché sur le dos, inerte et à l’état de bûche. J’avais cru que tu me tiendrais compagnie dans mon âme, et qu’il y aurait autour de nous deux un grand cercle qui nous séparerait des autres. Mais non. Il te faut, à toi, les choses normales et voulues. Je ne suis pas « comme un amant doit être ». En effet, peu de gens me trouvent « comme un jeune homme doit être ». Il te faut des preuves, des faits. Tu m’aimes énormément, beaucoup plus qu’on ne m’a jamais aimé et qu’on ne m’aimera. Mais tu m’aimes comme une autre m’aimerait, avec la même préoccupation des plans secondaires et les mêmes misères incessantes.

Tu t’irrites pour un logement, pour un départ, pour une connaissance que je vais voir. Et si tu crois que ça me fâche ? Non, non. Mais cela me chagrine et me désole pour toi. Comprends-le donc ! tu me fais l’effet d’un enfant qui prend toujours les couteaux de sa poupée pour se hacher les doigts et qui se plaint des couteaux. L’enfant a raison, car ses pauvres doigts saignent. Mais est-ce la faute des couteaux ? Ne faut-il plus qu’il y ait de fer au monde ? Il faut alors prendre des soldats de plomb. Cela est facile à tordre.