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DE GUSTAVE FLAUBERT.

gaillards qui vivaient solitairement, soit dans l’ivrognerie ou dans le mysticisme. Cela était un joli soufflet donné à la race humaine, à la vie sociale, à l’utile, au bien-être commun. Mais maintenant ! L’individualité est un crime. Le XVIIIe siècle a nié l’âme, et le travail du XIXe sera peut-être de tuer l’homme. Tant mieux de crever avant la fin ! car je crois qu’ils réussiront. Quand je pense que presque tous les gens de ma connaissance s’étonnent de la manière dont je vis, laquelle à moi me semble être la plus naturelle et la plus normale ! Cela me fait faire des réflexions tristes sur la corruption de mon espèce, car c’est une corruption que de ne pas se suffire à soi-même. L’âme doit être complète en soi. Il n’y a pas besoin de gravir les montagnes ou de descendre au fleuve pour chercher de l’eau. Dans un espace grand comme la main, enfoncez la sonde et frappez dessus, il jaillira des fontaines. Le puits artésien est un symbole et les Chinois, qui l’ont connu de tout temps, un grand peuple.

Si tu étais dans ces principes-là, chère Muse, tu pleurerais moins et tu ne serais pas maintenant à recorriger la Servante. Mais non, tu t’acharnes à la vie ; tu veux faire résonner ce sot tambour qui vous crève sous le poing à tout moment et dont la musique n’est belle qu’en sourdine, quand on lâche les cordes au lieu de les tendre. Tu aimes l’existence, toi ; tu es une païenne et une méridionale ; tu respectes les passions et tu aspires au bonheur. Ah ! cela était bon quand on portait la pourpre au dos, quand on vivait sous un ciel bleu et quand, dans une atmosphère sereine, les idées, jeunes écloses, chantaient sous des formes neuves,