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CORRESPONDANCE

suis comme les vieux aqueducs : il y a tant de détritus aux bords de ma pensée qu’elle circule lentement et ne tombe que goutte à goutte du bout de ma plume. Quand tu vas être débarrassée de cette besogne, reprends vite ta Servante ! Soigne la fin. Il faut que la folie de Mariette soit hideuse. La hideur dans les sujets bourgeois doit remplacer le tragique qui leur est incompatible. Quant aux corrections, avant d’en faire une seule, remédite l’ensemble et tâche surtout d’améliorer, non par des coupures, mais par une création nouvelle. Toute correction doit être faite en ce sens. Il faut bien ruminer son objectif avant de songer à la forme, car elle n’arrive bonne que si l’illusion du sujet nous obsède. Serre tout ce qui est de Mariette et ne crains pas de développer (en action, bien entendu) tout ce qui est de la servante. Si ta généralité est puissante, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l’anecdote. Pense le plus possible à toutes les servantes.

Et maintenant, causons de nous. Tu es triste, et moi aussi. Depuis mardi matin jusqu’à jeudi soir, c’était à en crever. J’ai senti (comme ce jour dans la baie de Naples où j’allais me noyer, et où ma peur, me faisant peur, cessa de suite) que mon sentiment me submergeait. J’avais une fureur sans cause. Mais j’ai lâché là-dessus des robinets d’eau glacée, et me revoilà debout. L’absence de Bouilhet m’est dure. Joins-y les idées que je me fais de ta solitude, de ton chagrin, le monologue que je me tiens au coin de mon feu et où je me dis : « Elle m’accuse, elle pleure ! » ; et les phrases à faire, le mot qu’on cherche !… Quelle saleté que la vie ! Quel maigre potage couvert de cheveux !