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CORRESPONDANCE

recommandant au cocher de m’arrêter à la première enseigne venue. Puis, une fois ma dent arrachée, Toirac, à qui je contai la chose, m’approuva. Et depuis quinze jours il me lanternait ainsi et m’embêtait avec un tas de drogues ! Rien n’est pis au monde que la douleur physique, et c’est bien plus d’elle que de la mort, que je suis homme, comme dit Montaigne, « à me mettre sous la peau d’un veau pour l’éviter ». Elle a cela de mauvais, la douleur, qu’elle nous fait trop sentir la vie. Elle nous donne à nous-même comme la preuve d’une malédiction qui pèse sur nous. Elle humilie, et cela est triste pour des gens qui ne se soutiennent que par l’orgueil.

Certaines natures ne souffrent pas, les gens sans nerfs. Heureux sont-ils ! Mais de combien de choses aussi ne sont-ils pas privés ! Chose étrange, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c’est-à-dire la faculté de souffrir. Souffrir et penser seraient-ils donc même chose ? Le génie, après tout, n’est peut-être qu’un raffinement de la douleur, c’est-à-dire une plus complète et intense pénétration de l’objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l’Humanité qu’il sentait comprise en lui. Il souffrait des Diafoirus et des Tartufes qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. Est-ce que l’âme d’un Véronèse, je suppose, ne s’imbibait pas de couleurs continuellement, comme un morceau d’étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouillante d’un teinturier ? Tout lui apparaissait avec des grossissements de ton qui devaient lui tirer l’œil hors de la tête. Michel-Ange disait que les marbres fré-