Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
CORRESPONDANCE

Je ne peux pas mentir pour lui être agréable et je ne lui cacherai pas que je me souhaite ses illusions, mais ne les partage point. Je dis illusions et non convictions. Non, s. n. de Dieu, non ! je ne peux admirer le peuple et j’ai pour lui, en masse, fort peu d’entrailles parce qu’il en est, lui, totalement dépourvu. Il y a un cœur dans l’humanité, mais il n’y en a point dans le peuple, car le peuple, comme la patrie, est une chose morte. Où bat-il donc maintenant, le cœur synthétique de toutes les forces nobles de l’être humain ? à Constantinople, dans la poitrine d’un derviche chevelu qui hurle contre les Moscoves. C’est là que s’est réfugiée à cette heure la seule protestation morale qui soit encore.

Pauvre flamme de la liberté et de l’enthousiasme ! Tu brûles là-bas entre des œufs d’autruche et sous les coupoles de porcelaine, dans une lampe musulmane, au fond d’une mosquée. Ah ! ces bons Turcs, ces vieux Bakaloum[1], comme je les aime ! Quels souhaits je fais pour eux ! J’y pense sans cesse. Que ne puis-je reprendre mon tarbouch, […] et courir par tout Stamboul en criant : « Allah ! Allah ! Emsik el baroud ! (au nom de Dieu ! au nom de Dieu ! prenez vos armes !) ». Je sens à ces pensées comme une brise du désert qui m’arriverait sur la figure. S’il se soulevait, tout l’orient ! si les Bédouins du Hauran allaient venir ! et toute la Perse ! et l’Arabie, l’inconnue ! Il ne faut qu’un homme, non, un

  1. Bakaloum signifie en turc « voyons ». Le mot revenant souvent dans la conversation à servi aux Européens pour désigner les Ottomans. Aujourd’hui on emploie plutôt, avec une nuance de mépris, banabak « regarde-moi », qui sert à interpeller les inférieurs.