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CORRESPONDANCE

trinsèques au sujet. Manon Lescaut est peut-être le premier des livres secondaires. Je crois, contrairement à ton avis de ce matin, que l’on peut intéresser avec tous les sujets. Quant à faire du Beau avec eux, je le pense aussi, théoriquement du moins, mais j’en suis moins sûr. La mort de Virginie est fort belle, mais que d’autres morts aussi émouvantes (parce que celle de Virginie est exceptionnelle) ! Ce qu’il y a d’admirable, c’est sa lettre à Paul, écrite de Paris. Elle m’a toujours arraché le cœur quand je l’ai lue. Que l’on pleure moins à la mort de ma mère Bovary qu’à celle de Virginie, j’en suis sûr d’avance. Mais l’on pleurera plus sur le mari de l’une que sur l’amant de l’autre, et ce dont je ne doute pas, c’est du cadavre. Il faudra qu’il vous poursuive. La première qualité de l’Art et son but est l’illusion. L’émotion, laquelle s’obtient souvent par certains sacrifices de détails poétiques, est une tout autre chose et d’un ordre inférieur. J’ai pleuré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Goethe ne m’a jamais mouillé l’œil, si ce n’est d’admiration.

Tu me parais là-bas, à ta campagne, en bon train. Je ne comprends pas que tu puisses travailler aussi bien à Paris, car enfin tu as tout ton temps à toi. J’ai envoyé les canetons à Babinet et n’en ai point reçu de réponse. Dans le numéro d’aujourd’hui, les vers de Bouilhet y sont, et seuls ! Ces gars-là sont comme les ânes : ils baissent les oreilles quand on les étrille. Adieu, j’ai envie de dormir. Fasse Morphée que je te rêve ! Mille baisers partout.

À toi. Ton G.