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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Je crois que les journaux de Rouen vont parler de toi ; du moins il y a promesse. Mais quel compte faire sur de semblables mannequins !

La publication, les gens de lettres, Paris, tout cela me donne des nausées quand j’y pense. Il se pourrait bien que je ne fasse gémir jamais aucune presse. À quoi bon se donner tant de mal ? Et le but n’est pas là d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, si je mets un jour les pieds dans cette fange, ce sera comme je faisais dans les rues du Caire pendant qu’il pleuvait, avec des bottes en cuir de Russie qui me monteront jusqu’au ventre.

C’est sur toi que ma pensée revient quand j’ai fait le cercle de mes songeries ; je m’étends dessus comme un voyageur fatigué sur l’herbe de la prairie qui borde sa route. Quand je m’éveille, je pense à toi et ton image, dans le jour, apparaît de temps à autre entre les phrases que je cherche. Ô mon pauvre amour triste, reste-moi ! Je suis si vide ! Si j’ai beaucoup aimé, j’ai été peu aimé en revanche (quant aux femmes du moins) et tu es la seule qui me l’aies dit. Les autres, un moment, ont pu crier de volupté ou m’aimer en bonnes filles pendant un quart d’heure ou une nuit. Une nuit ! c’est bien long, je ne m’en rappelle guère. Eh bien, je déclare qu’elles ont eu tort ; je valais mieux que bien d’autres. Je leur en veux pour elles de n’en avoir pas profité ! Cet amour phraseur et emporté, la nacre de la joue, dont tu parles, et les bouillons de tendresse, comme eût dit Corneille, j’avais tout cela. Mais je serais devenu fou si quelqu’un eût ramassé ce pauvre trésor sans étiquette. C’est donc un bonheur : je serais maintenant stupide. Le soleil, le vent, la pluie en ont emporté quelque chose,