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CORRESPONDANCE

est-il l’élève ? De Dupré ! Il fait, comme lui, beaucoup d’eau de Seltz. « Je suis le seul à Trouville qui fasse de l’eau de Seltz ! » En effet, dès huit heures du matin, je suis souvent réveillé par le bruit des bouchons qui partent inopinément. Pif ! paf ! La cuisine est en même temps le laboratoire. Un alambic monstrueux y courbe parmi les casseroles

L’effrayante longueur de son cuivre qui fume


et souvent on ne peut mettre le pot au feu à cause des préparations pharmaceutiques. Pour aller dans la cour, il faut passer par-dessus des paniers pleins de bouteilles. Là crache une pompe qui vous mouille les jambes. Les deux garçons rincent des bocaux. Un perroquet répète du matin au soir : « As-tu bien déjeuné, Jacko ? » Et enfin un môme de dix ans environ, le fils de la maison, l’espoir de la pharmacie, s’exerce à des tours de force en soulevant des poids avec ses dents.

Ce voyage de Trouville m’a fait repasser mon cours d’histoire intime. J’ai beaucoup rêvassé sur ce théâtre de mes passions. Je prends congé d’elles et pour toujours, je l’espère. Me voilà à moitié de la vie. Il est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles. Je ne cache pas cependant qu’elles me sont, depuis trois semaines, revenues à flot. J’ai eu deux ou trois bons après-midi en plein soleil, tout seul sur le sable, et où je retrouvais tristement autre chose que des coquilles brisées. J’en ai fini avec tout cela, Dieu merci ! Cultivons notre jardin et ne levons plus la tête pour entendre crier les corneilles.