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DE GUSTAVE FLAUBERT.

tu verras cela. Une pitié me prend toujours au début de ces histoires, quand je les contemple. Le premier baiser ouvre la porte des larmes.

Quels sont ces récits[1] ? C’est bien difficile en vers, une narration. Le drame est arrêté ? Tant mieux. J’ai connu un temps où tu en aurais fait déjà deux actes. Réfléchis, réfléchis avant d’écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d’art possibles.

Il ne t’a pas manqué que la patience jusqu’à présent. Je ne crois pas que ce soit le génie, la patience ; mais c’en est le signe quelquefois et ça en tient lieu. Ce vieux croûton de Boileau vivra autant que qui que ce soit, parce qu’il a su faire ce qu’il a fait. Dégage-toi de plus en plus, en écrivant, de ce qui n’est pas de l’Art pur. Aie en vue le modèle, toujours, et rien autre chose. Tu en sais assez pour pouvoir aller loin ; c’est moi qui te le dis. Aie foi, aie foi. Je veux (et j’y arriverai) te voir t’enthousiasmer d’une coupe, d’une période, d’un rejet, de la forme en elle-même, enfin, abstraction faite du sujet, comme tu t’enthousiasmais autrefois pour le sentiment, pour le cœur, pour les passions. L’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter. Il faut que l’esprit de l’artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu’on n’en voie pas les bords, assez pur pour que les étoiles du ciel s’y mirent jusqu’au fond.

Il me semble qu’il y a dix ans que je ne t’ai vue.

  1. Poème de la Femme, en six parties : La Paysanne, la Princesse, la Prostituée, la Femme supérieure, la Servante, la Bourgeoise.