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DE GUSTAVE FLAUBERT.

le fond est à tout le monde. Et c’est là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature. Le lieu commun n’est manié que par les imbéciles ou par les très grands. Les natures médiocres l’évitent ; elles recherchent l’ingénieux, l’accidenté. Sais-tu que si tes autres contes sont à la hauteur de celui-là, réunis en volume ça fera un bouquin ? Quel exemplaire doré sur tranche je me promets ! Il me tarde bien de voir ta Servante ! Tu me dis que tu dois aller à la Salpêtrière pour cela. Prends garde que cette visite n’influe trop. Ce n’est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite, pour écrire immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur, et pas assez de son esprit, car la couleur dans la nature a un esprit, une sorte de vapeur subtile qui se dégage d’elle, et c’est cela qui doit animer en dessous le style. Que de fois, préoccupé ainsi de ce que j’avais sous les yeux, ne me suis-je pas dépêché de l’intercaler de suite dans une œuvre et de m’apercevoir enfin qu’il fallait l’ôter ! La couleur, comme les aliments, doit être digérée et mêlée au sang des pensées.

Demain je lis à B[ouilhet] 114 p. de la B[ovary], depuis 139 jusqu’à 151. Voilà ce que j’ai fait depuis le mois de septembre dernier, en 10 mois ! J’ai fini cet après-midi par laisser là les corrections, je n’y comprenais plus rien ; à force de s’appesantir sur un travail, il vous éblouit ; ce qui semble être une faute maintenant, cinq minutes après ne le semble plus ; c’est une série de corrections et de recorrections des corrections à n’en plus finir. On en arrive à battre la breloque et c’est là le moment où il est sain de s’arrêter. Toute la semaine a été assez en-