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CORRESPONDANCE

se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion amènera peut-être la liberté. L’Art, qui devance toujours, a du moins suivi cette marche. Quelle est la poétique qui soit debout maintenant ? La plastique même devient de plus en plus presque impossible, avec nos langues circonscrites et précises et nos idées vagues, mêlées, insaisissables. Tout ce que nous pouvons faire, c’est donc, à force d’habileté, de serrer plus raide les cordes de la guitare tant de fois raclées et d’être surtout des virtuoses, puisque la naïveté à notre époque est une chimère. Avec cela le pittoresque s’en va presque du monde. La Poésie ne mourra pas cependant ; mais quelle sera celle des choses de l’avenir ? Je ne la vois guère. Qui sait ? La beauté deviendra peut-être un sentiment inutile à l’humanité et l’Art sera quelque chose qui tiendra le milieu entre l’algèbre et la musique.

Puisque je ne peux pas voir demain, j’aurais voulu voir hier. Que ne vivais-je au moins sous Louis XIV, avec une grande perruque, des bas bien tirés et la société de M. Descartes ! Que ne vivais-je du temps de Ronsard ! Que ne vivais-je du temps de Néron ! Comme j’aurais causé avec les rhéteurs grecs ! Comme j’aurais voyagé dans les grands chariots, sur les voies romaines, et couché le soir dans les hôtelleries, avec les prêtres de Cybèle vagabondant ! Que n’ai-je vécu surtout au temps de Périclès, pour souper avec Aspasie couronnée de violettes et chantant des vers entre des murs de marbre blanc ! Ah ! c’est fini tout cela, ce rêve-là ne reviendra plus. J’ai vécu partout par là, moi, sans doute, dans quelque existence antérieure. Je suis sûr d’avoir été, sous l’empire ro-