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DE GUSTAVE FLAUBERT.

maintenant le point d’appui de cet enthousiasme qui s’ignore ? Les uns chercheront dans la chair, d’autres dans les vieilles religions, d’autres dans l’Art ; et l’humanité, comme la tribu juive dans le désert, va adorer toutes sortes d’idoles. Nous sommes, nous autres, venus un peu trop tôt ; dans vingt-cinq ans, le point d’intersection sera superbe aux mains d’un maître. Alors la prose (la prose surtout, forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable. Les livres comme le Satyricon et l’Âne d’or peuvent revenir, et ayant en débordements psychiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements sensuels.

Voilà ce que tous les socialistes du monde n’ont pas voulu voir, avec leur éternelle prédication matérialiste. Ils ont nié la douleur, ils ont blasphémé les trois quarts de la poésie moderne, le sang du Christ qui se remue en nous. Rien ne l’extirpera, rien ne la tarira. Il ne s’agit pas de la dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie venait à périr (ce qui serait la conséquence de leur hypothèse), nous serions plus bêtes que les oiseaux, qui au moins perchent sur les arbres. L’âme dort maintenant, ivre de paroles entendues ; mais elle aura un réveil frénétique où elle se livrera à des joies d’affranchi, car elle n’aura plus autour d’elle rien pour la gêner, ni gouvernement, ni religion, pas une formule quelconque. Les républicains de toute nuance me paraissent les pédagogues les plus sauvages du monde, eux qui rêvent des organisations, des législations, une société comme un couvent. Je crois, au contraire, que les règles de tout s’en vont, que les barrières