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CORRESPONDANCE

Et en fait de dégoût, tous ces gens dégoûtés me dégoûtent fort. Est-ce qu’il croyait qu’il ne pataugeait pas en plein dans la prostitution, quand il allait essuyer de son corps les restes du mari ? La petite dame, sans doute, en avait un troisième et, dans les bras de chacun des trois, pensait à un quatrième. Ô ironie des étreintes ! Mais n’importe ! comme elle n’avait pas de carte, ce bon Delisle pouvait la voir.

Je déclare que cette théorie-là me suffoque. Il y a de ces choses qui me font juger les hommes à première vue : 1o l’admiration de Béranger ; 2o la haine des parfums ; 3o l’amour des grosses étoffes ; 4o la barbe portée en collier ; 5o l’antipathie du bordel. Que j’en ai connu, de ces bons jeunes gens, nourrissant une sainte horreur des maisons publiques, et qui vous attrapaient, avec leurs soi-disant maîtresses, les plus belles […] du monde ! Le quartier latin est plein de cette doctrine et de ces accidents. C’est peut-être un goût pervers, mais j’aime la prostitution et pour elle-même, indépendamment de ce qu’il y a en dessous. Je n’ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées, sous la pluie, sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent l’âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d’intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d’or, qu’en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses ! Et on est si triste ! Et on rêve si bien d’amour ! Ah ! faiseurs d’élégies, ce n’est pas