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CORRESPONDANCE

m’as-tu pas vu te contempler, tout béant, et passer mes mains avec délices sur ta peau ? Ton image, en souvenir, m’agite ; et si je ne te rêve pas plus souvent, c’est qu’on ne rêve pas ce qu’on désire. Hume bien l’air des bois cette semaine, et regarde les feuilles pour elles-mêmes ; pour comprendre la nature, il faut être calme comme elle.

Ne nous lamentons sur rien ; se plaindre de tout ce qui nous afflige ou nous irrite, c’est se plaindre de la constitution même de l’existence. Nous sommes faits pour la peindre, nous autres, et rien de plus. Soyons religieux. Moi, tout ce qui m’arrive de fâcheux, en grand ou en petit, fait que je me resserre de plus en plus à mon éternel souci. Je m’y cramponne à deux mains et je ferme les deux yeux. À force d’appeler la Grâce, elle vient. Dieu a pitié des simples et le soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se placent au-dessus des montagnes.

Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble), et je voudrais qu’il fût plus fort. Quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens honnêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un lieu plus propre pour y vivre. Si la société continue comme elle va, nous reverrons, je crois, des mystiques comme il y en a eu à toutes les époques sombres. Ne pouvant s°épancher, l’âme se concentrera. Le temps n’est pas loin ou vont revenir les langueurs universelles, les croyances à la fin du monde, l’attente d’un Messie. Mais, la base théologique manquant, où sera