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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Ajaccio, j’osai soutenir seul, devant une quinzaine de personnes, c’était [chez] le préfet, que Béranger était un poète commun et de troisième ordre. J’ai paru à toute la société, j’en suis sûr, un petit collégien fort mal élevé. Ah ! Les gueux ! les gueux ! Quel horizon !… Cela donnait le cauchemar à mon pauvre Alfred. La postérité, du reste, ne tarde pas à cruellement délaisser ces gens-là qui ont voulu être utiles et qui ont chanté pour une cause. Elle n’a souci déjà, ni de Chateaubriand avec son Christianisme renouvelé, ni de Béranger avec son philosophisme libertin, ni même bientôt de Lamartine avec son humanitarisme religieux. Le Vrai n’est jamais dans le présent. Si l’on s’y attache, on y périt.

À l’heure qu’il est, je crois même qu’un penseur (et qu’est-ce que l’artiste si ce n’est un triple penseur ?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale. Le doute absolu maintenant me paraît être si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie. B[ouilhet] me disait, l’autre jour, qu’il éprouvait le besoin de faire l’apostasie publique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chrétien et de Français, et de foutre, après, son camp de l’Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c’était possible. Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’à la gorge. Quelle est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer, mais même à vous intéresser, par le temps qui court ? Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l’énergie dans toutes ces bêtises-là ! Que d’amour inutile ! Je t’ai connue démocrate pure, admiratrice de G. Sand et Lamar-