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CORRESPONDANCE

Ce sont des mots tout cela ; comparaison n’est pas raison, je le sais. Mais avec quoi donc se consolerait-on si ce n’est avec des mots ? Non, raffermis-toi, songe aux étonnants progrès que tu fais, aux transformations de ton vers qui devient si souvent plein et grand. Tu as écrit cette année une fort belle chose complète, la Paysanne, et une autre pleine de beautés, l’Acropole. Médite ton drame. J’ai un pressentiment que tu le réussiras. Il sera joué et applaudi, tu verras. Marche, va, ne regarde ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un ouvrier, la tête baissée, le cœur battant, et toujours, toujours ! Si l’on s’arrête, d’incroyables fatigues et les vertiges et les découragements vous feraient mourir. L’année prochaine nous aurons de bons loisirs ensemble, de bonnes causeries mêlées de toutes caresses.

Moi, plus je sens de difficultés à écrire et plus mon audace grandit (c’est là ce qui me préserve du pédantisme, où je tomberais sans doute). J’ai des plans d’œuvres pour jusqu’au bout de ma vie, et s’il m’arrive quelquefois des moments âcres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d’autres aussi où j’ai peine à me contenir de joie. Quelque chose de profond et d’extra-voluptueux déborde de moi à jets précipités, comme une éjaculation de l’âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée, comme s’il m’arrivait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums chauds. Je n’irai jamais bien loin, je sais tout ce qui [me] manque. Mais la tâche que j’entreprends sera exécutée par un autre. J’aurai mis sur la voie quelqu’un de mieux doué et de plus . Vouloir donner