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DE GUSTAVE FLAUBERT.

médie d’Augier[1]. Quel anti-poète que ce garçon-là ! À quoi bon employer les vers pour des idées semblables ? Quel art factice ! et quelle absence de véritable forme que cette prétendue forme extérieure ! Ah ! c’est que ces gaillards-là s’en tiennent à la vieille comparaison : la forme est un manteau. Mais non ! La forme est la chair même de la pensée, comme la pensée en est l’âme, la vie. Plus les muscles de votre poitrine seront larges, plus vous respirerez à l’aise.

Tu serais bien aimable de nous envoyer pour samedi prochain le vol[ume][2] de Lecomte, nous le lirions dimanche prochain. J’ai de la sympathie pour ce garçon. Il y a donc encore des honnêtes gens ! des cœurs convaincus ! Et tout part de là, la conviction. Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte. Avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l’ignorance, les prétentions exorbitantes. La critique serait utile et l’art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation.

Tu me parais, pauvre chère âme, triste, lasse, découragée. Oh ! la vie pèse lourd sur ceux qui ont des ailes ; plus les ailes sont grandes, plus l’envergure est douloureuse. Les serins en cage sautillent, sont joyeux ; mais les aigles ont l’air sombre, parce qu’ils brisent leurs plumes contre les barreaux. Or nous sommes tous plus ou moins aigles ou serins, perroquets ou vautours. La dimension d’une âme peut se mesurer à sa souffrance, comme on calcule la profondeur des fleuves à leur courant.

  1. Philiberte.
  2. Poèmes Antiques, de Leconte de Lisle, que Flaubert désigne souvent sous le nom de Leconte puis de Delisle.