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CORRESPONDANCE

égorgés ruisselle autour d’Ajax qui pleure. Et quand je songe qu’on a regardé Racine comme hardi pour avoir mis des chiens ! Il est vrai qu’il les avait relevés par dévorants !… Donc cherchons à voir les choses comme elles sont et ne voulons pas avoir plus d’esprit que le bon Dieu. Autrefois on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre. On en tire à peu près de tout maintenant ; il en est de même de la poésie. Extrayons-la de n’importe quoi, car elle gît en tout et partout : pas un atome de matière qui ne contienne la pensée ; et habituons-nous à considérer le monde comme une œuvre d’art dont il faut reproduire les procédés dans nos œuvres.

J’en reviens à Ruchiouk. C’est nous qui pensons à elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de l’esthétique sur son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant, qui a eu les honneurs de sa couche, est complètement parti de son souvenir, comme bien d’autres. Ah ! cela rend modeste de voyager ; on voit quelle petite place on occupe dans le monde.

Encore une légère considération sur les femmes, avant de causer d’autre chose (à propos des femmes orientales). La femme est un produit de l’homme. Dieu a créé la femelle, et l’homme a fait la femme ; elle est le résultat de la civilisation, une œuvre factice. Dans les pays où toute culture intellectuelle est nulle, elle n’existe pas (car c’est une œuvre d’art, au sens humanitaire ; est-ce pour cela que toutes les grandes idées générales se sont symbolisées au féminin ?) Quelles femmes c’étaient que les courtisanes grecques ! Mais quel art c’était que l’art grec ! Que devait être une créature élevée