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CORRESPONDANCE

avec la régularité ou la furie insensible d’un palmier. Cet œil si plein de profondeurs, et où il y a des épaisseurs de teintes comme à la mer, n’exprime rien que le calme, le calme et le vide, comme le désert. Les hommes sont de même. Que d’admirables têtes ! et qui semblent rouler, en dedans, les plus grandes pensées du monde ! Mais frappez dessus et il n’en sortira pas plus que d’un cruchon sans bière ou d’un sépulcre vide.

À quoi tient donc la majesté de leurs formes, d’où résulte-t-elle ? De l’absence peut-être de toute passion. Ils ont cette beauté des taureaux qui ruminent, des lévriers qui courent, des aigles qui planent. Le sentiment de la fatalité qui les remplit, la conviction du néant de l’homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards, un caractère grandiose et résigné. Les vêtements lâches et se prêtant à tous les gestes sont toujours en rapport avec les fonctions de l’individu par la ligne, avec le ciel par la couleur, etc., et puis le soleil ! le soleil ! Et un immense ennui qui dévore tout ! Quand je ferai de la poésie orientale (car moi aussi j’en ferai, puisque c’est de mode et que tout le monde en fait), c’est là ce que je tâcherai de mettre en relief. On a compris jusqu’à présent l’Orient comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n’y a vu que des bayadères et des sabres recourbés, le fanatisme, la volupté, etc. En un mot, on en reste encore à Byron. Moi je l’ai senti différemment. Ce que j’aime au contraire dans l’Orient, c’est cette grandeur qui s’ignore, et cette harmonie de choses disparates. Je me rappelle un baigneur qui avait au bras gauche un bracelet d’argent, et à l’autre un