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DE GUSTAVE FLAUBERT.

corsée et ficelée à étrangler. Les poètes sont heureux ; on se soulage dans un sonnet ! Mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de tout rentrer. Pour dire quelque chose d’eux-mêmes, il leur faut des volumes et le cadre, l’occasion. S’ils ont du goût, ils s’en abstiennent même, car c’est là ce qu’il y a de moins fort au monde, parler de soi.

Pourtant j’ai peur qu’à force d’avoir de ce fameux goût, je n’en arrive à ne plus pouvoir écrire. Tous les mots maintenant me semblent à côté de la pensée, et toutes les phrases dissonantes. Je ne suis pas plus indulgent pour les autres. J’ai relu, il y a quelques jours, l’entrée d’Eudore à Rome (des Martyrs), qui passe pour un des morceaux de la littérature française et qui en est un. Eh bien, c’est fort pédant à dire, mais j’ai trouvé là cinq ou six libertés que je ne me permettrais pas. Où est donc le style ? En quoi consiste-t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre.

Nous allons encore bien causer dans huit jours, bien nous embrasser, bien nous chérir. L’idée de ton contentement, si mon œuvre est réussie plus tard, n’est pas un de mes moindres soutiens, bonne Muse. Je rêve ton admiration comme une volupté. Cette pensée est mon petit bagage de route, et je la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. Toi, tu as fait une bonne chose ; ta Paysanne va réussir si le Pays en veut (mais ces messieurs aussi doivent être pudiques). Tu vas avoir de suite plus de lecteurs que tu n’en aurais eu à la Revue.