Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
CORRESPONDANCE

il y a aujourd’hui 8 jours, à cette heure-ci (minuit). Je l’ai enterré jeudi dernier. Il a horriblement souffert et s’est vu finir. Tu sais, toi qui nous as connus dans notre jeunesse, si je l’aimais et quelle peine cette perte m’a dû faire. Encore un de moins, encore un de plus qui s’en va. Tout tombe autour de moi. Il me semble parfois que je suis bien vieux. À chaque malheur qui vous arrive, on semble défier le sort de vous en donner plus, et à peine on a le temps de croire que c’était impossible qu’il en arrive de nouveaux, auxquels on ne s’attendait pas ; et toujours, et toujours.

Quelle plate boutique que l’existence ! Je ne sais si la République y portera remède. J’en doute fort.

Et toi, vieil ami, que deviens-tu dans ta Corse ? Se dispose-t-on à te donner ton congé ? Crois-tu que tu resteras ? J’avais envoyé à ton père une lettre de recommandation pour quelqu’un de la connaissance de Crémieux. Il ne m’a donné aucune nouvelle de ses démarches ; je ne sais où en sont les choses. Ici, tout est fort plat et très tranquille, quoiqu’assez sombre. Je monte demain ma première garde. Hier j’ai été de « revue » pour planter un arbre de la Liberté ! Hei mihi !

Mon intérieur, pauvre vieux, n’est pas plus gai que par le passé. La mort d’Alfred n’est pas venue, comme tu penses, pour me ragaillardir. Les farces du « vrai Garçon », comme c’est loin ! Et comme ça me paraît amer maintenant !

Je travaille toujours, je lis, je culotte une masse de pipes, la journée passe et le lendemain vient.

Adieu, cher Ernest, je t’embrasse, à toi.