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DE GUSTAVE FLAUBERT.

core si je venais de te voir dans des états désolants comme celui où je venais de te quitter au chemin de fer, et surtout si j’étais dans la même disposition nerveuse. Car c’est un élément dont il faut tenir compte en moi que les nerfs ; ils sont sonores et vibrants. Je ne suis peut-être qu’un violon ! Un violon quelquefois ressemble tant à une voix qu’on dit qu’il a une âme.

Tous ces gens qui sentent beaucoup, qui le disent et qui pleurent, valent mieux que moi, car je me console de tout parce que rien ne me divertit et je me passe de tout, parce que rien ne m’est nécessaire. Quand ma sœur est morte, je l’ai veillée la nuit ; j’étais au bord de son lit, je la regardais, couchée sur le dos dans sa robe de noces avec son bouquet blanc. Je lisais du Montaigne, et mes yeux allaient du livre au cadavre ; son mari dormait et râlait ; le prêtre ronflait, et je me disais, en contemplant tout cela, que les formes passaient, que l’idée seule restait, et j’avais des tressaillements d’enthousiasme à des coins de phrases de l’écrivain. Puis j’ai songé qu’il passerait aussi. Il gelait ; la fenêtre était ouverte, à cause de l’odeur, et de temps à autre, je me levais pour voir les étoiles, calmes, chatoyantes, radieuses, éternelles ; Et quand elles pâliront à leur tour, me disais-je, quand elles enverront, comme la prunelle des agonisants, des lueurs pleines d’angoisses, tout sera dit ; et ce sera plus beau encore. Donc je me console à peu près de tout en regardant les étoiles, et j’ai pour la vie une apathie si insurmontable que ça m’ennuie de manger, même quand j’ai faim. Il en est de même pour tout le reste.