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CORRESPONDANCE

toujours quand il sortait seul. La nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire. Je me suis assis sur la mousse à diverses places, j’ai fumé, j’ai regardé le ciel, je me suis couché derrière un tas de bourrées de genêts et j’ai dormi. La dernière nuit, j’ai lu les Feuilles d’automne. Je tombais toujours sur les pièces qu’il aimait le mieux ou qui avaient trait pour moi aux choses présentes. De temps à autre j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage, pour le regarder. J’étais enveloppé d’un manteau qui a appartenu à mon père et qu’il n’a mis qu’une fois, le jour du mariage de Caroline. Quand le jour a paru, vers 4 heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc, les bois commençaient à se détacher sur le ciel, les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante. Des oiseaux ont chanté et je me suis dit cette phrase de son Bélial : « Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant », ou plutôt j’entendais sa voix qui me la disait et tout le jour j’en ai été délicieusement obsédé. On l’a placé dans le vestibule. Les portes étaient décrochées et le grand air du matin venait avec la fraîcheur de la pluie, qui s’était mise à tomber. On l’a porté à bras au cimetière. La course