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CORRESPONDANCE

ques nuits. C’est à peu près passé et j’ai recommencé d’aujourd’hui à faire des armes. J’étudie avec conscience cet art compliqué qui vous apprend la manière de se débarrasser du prochain. Le prochain d’ailleurs me gêne peu et je n’en vois guère.

J’ai pourtant vu dernièrement quelque chose de beau et je suis encore dominé par l’impression grotesque et lamentable à la fois que ce spectacle m’a laissée. J’ai assisté à un banquet réformiste ! Quel goût ! quelle cuisine ! quels vins ! et quels discours ! Rien ne m’a plus donné un absolu mépris du succès, à considérer à quel prix on l’obtient. Je restais froid et avec des nausées de dégoût au milieu de l’enthousiasme patriotique qu’excitaient « le timon de l’état, l’abîme où nous courons, l’honneur de notre pavillon, l’ombre de nos étendards, la fraternité des peuples » et autres galettes de cette farine. Jamais les plus belles œuvres des maîtres n’auront le quart de ces applaudissements-là. Jamais le Frank[1] de Musset ne fera pousser les cris d’admiration qui partaient de tous les côtés de la salle aux hurlements vertueux de M. Odilon Barot et aux éplorements de Me Crémieux sur l’état de nos finances. Et après cette séance de 9 heures passées devant du dindon froid, du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. Quelque triste opinion que l’on ait des hommes, l’amertume vous vient au cœur quand s’étalent

  1. Personnage de La Coupe et les Lèvres.