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CORRESPONDANCE

que je me sens de faire mon paquet et de partir bien loin, dans un pays dont je n’entende pas la langue, loin de tout ce qui m’entoure, de tout ce qui m’oppresse !

Penser que jamais, sans doute, je ne verrai la Chine ! que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ! que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous ! Vous pouvez traiter tout cela comme des appétits d’imagination qui ne méritent pas de pitié ; mais j’en souffre tant quand j’y pense, ce qui malheureusement m’arrive souvent, que vous en seriez émue si vous pouviez voir ce qu’il y a là de lamentable et d’irrémédiable. Je vis dans une fosse et, quand je lève la tête pour regarder le Ciel, c’est vous que je vois en haut, penchée sur le bord et pleurant. Y a-t-il du nouveau pour le drame ? à quand ? qu’a-t-on décidé ? J’ai bien envie de le voir, allez ; mon cœur en bat d’avance comme si je voyais se lever le rideau du premier acte.

J’ai fini le dernier chapitre de la Bretagne ; il me faut bien encore six belles semaines pour corriger l’ensemble, enlever des répétitions de mots et élaguer quantité de redites. C’est un travail délicat, long et ennuyeux. Maintenant que je n’écris plus, je vais reprendre ce brave Aristophane et mes lectures religieuses. Mon copiste va si lentement, est si bête et si sot que je ne sais quand il aura fini et quand je pourrai vous prêter le manuscrit qui sera mien, des deux que nous ferons faire. Si nous eussions eu deux mille francs dans notre poche, au lieu de faire copier nous en eussions fait tirer deux exemplaires imprimés pour nous seuls, ce