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CORRESPONDANCE

où, n’importe comment, n’importe par qui ? N’y a-t-il pas, au fond des meilleures tendresses, des levains amers qui montent du fond à la surface et la troublent toujours, si pure qu’elle soit ? L’Amour c’est le Ciel, dit-on. Mais le ciel a des nuages, sans compter les tempêtes.

Eh bien ! oui, patientez, nous nous reverrons. Je veux vous revoir d’ailleurs ; les baisers reviendront… mais ce sera pire encore pour vous après… Tâchez de réfléchir là-dessus froidement, comme si c’était sur un autre, et vous verrez que j’ai raison et qu’il vaut mieux peut-être continuer votre malheur.

Ah ! tutoyons-nous, voyons ! Pas de petitesse ! Tâchons d’avoir de l’esprit, puisque c’est un peu notre métier à tous deux.

Non, je ne suis pas une abstraction, et je n’ai pas ce calme divin dont vous parlez. Mais rassure-toi quant à mes œuvres, ce ne sera pas le côté des passions qui manquera. J’en ai de vieilles provisions dans mon sac et, comme j’en dépense peu, elles ne s’usent pas vite. S’il fallait être ému pour émouvoir les autres, je pourrais écrire des livres qui feraient trembler les mains et battre les cœurs et, comme je suis sûr de ne jamais perdre cette faculté d’émotion, que la plume me donne d’elle-même sans que j’y sois pour rien et qui m’arrive malgré moi d’une façon souvent gênante, je m’en préoccupe peu et je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin.

Quant à ma santé dont tu t’inquiètes, sois convaincue une fois pour toutes que, quoi qu’il m’arrive et que je souffre, [qu’]elle est bonne, en ce sens qu’elle ira loin (j’ai mes raisons pour le