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CORRESPONDANCE

aurais pris garde si tu ne m’avais averti toi-même de tous les coups que je te donnais. C’est lamentable pourtant, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, mais je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! Te rendre heureuse ! Ah pauvre Louise, moi rendre une femme heureuse ! Je ne sais seulement pas [faire] jouer un enfant. Ma mère me retire sa petite quand j’y touche, car je la fais crier, et elle est comme toi, elle veut venir près de moi et m’appelle.

Oui, je me ferme, je m’éteins, ma mémoire s’en va chaque jour. Je m’aperçois que j’ignore complètement beaucoup de choses que j’ai parfaitement sues. Si mon goût augmente, je n’en écris qu’avec plus de difficulté. La phrase ne coule plus, je l’arrache et elle me fait du mal en sortant.

J’en suis arrivé, relativement à l’art, à ce qu’on éprouve relativement à l’amour quand on a passé déjà quelques années à méditer sur ces matières. Il m’épouvante. Je ne sais pas si cela est clair ; il me semble que oui.

Réveille donc ton sens critique et prends-moi par le côté ridicule ; il est large en moi. Y es-tu décidée ? Je te faciliterai cette étude, elle m’amusera moi-même. Ce sera la contre-partie de tous les hymnes que je me suis chantés à ma louange, et quand le jour viendra où je ne te serai plus rien, écris-le, comme tu le dis, sans détour ni sans façon ; de ce jour-là commencera alors une nouvelle phase.

Addio Carissima.