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CORRESPONDANCE

tu le saches, et qui part de mon cœur comme un soupir.

J’éprouve la nuit un calme suprême. Aux lumières des bougies studieuses, l’intelligence s’allume et brille plus claire. Je ne vis bien maintenant qu’à leur lueur tranquille. Toute la journée, je suis un peu malade et toujours irrité, et puis j’écris maintenant et j’en ai si peu l’habitude que ça me met dans un état d’aigreur permanent et je suis toujours dégoûté de ce que je fais. L’idée me gêne, la forme me résiste. À mesure que j’étudie le style, je m’aperçois combien je le connais peu et j’en ai parfois des découragements si intimes que je suis tenté de laisser tout là et de me mettre à faire des choses plus aisées.

Oh l’Art ! l’Art ! quel gouffre ! et que nous sommes petits pour y descendre, moi surtout !

Tu me trouves, au fond de ton âme, un être assez mauvais, doué d’un orgueil démesuré. Oh ! pauvre amie si tu pouvais assister à ce qui se passe en moi, tu aurais pitié de moi, à voir les humiliations que me font subir les adjectifs et les outrages dont m’accablent les que relatifs.

Tu liras ce voyage quand il sera fini et recopié. Il en existera deux copies ; je te prêterai la mienne. Mais il n’est pas prêt d’être achevé. Ce ne sera pas, je crois, avant six semaines.

Depuis quatre jours j’ai écrit trois pages et détestables, lâches, molles, ennuyeuses. Tu vois que je ne vais pas vite. Le seul mérite de ce travail c’est la naïveté des sentiments et la fidélité des descriptions. Il serait impubliable à cause des excentricités humoristiques qui s’y glissent à notre insu. Nous serions mis en pièces par tout ce qu’il