Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
CORRESPONDANCE

J’ai connu peu d’êtres dont la société ne m’ait inspiré l’envie d’habiter le désert. Pardon, pauvre amie, de t’avoir encore causé du désagrément par ce maudit envoi de livres ! Mais pouvais-je prévoir cela ?

J’ai reçu hier un mot de Phidias pour réclamer l’argent du buste de mon père, que la commission ne lui envoie pas (car on ne s’est pas encore décidé sur la place). Il me dit dedans : « La Muse va faire jouer un drame au Français ; viendrez-vous l’applaudir ? » Certainement j’irai ; mais est-ce qu’il y a du nouveau ? Est-il reçu ? Quand le joue-t-on ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Si j’avais quatre sous, j’irais à Paris le mois prochain. J’ai absolument besoin de quelques renseignements que je ne peux trouver qu’à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Mais pour aller à ta pièce je vendrais plutôt mes bottes, j’irais plutôt à pied.

Il est triste de n’être pas libre, de ne pouvoir aller où l’on veut et que la fortune toujours nous lie les pieds. L’hippogriffe, c’est l’argent ! À mesure que je vais, pourtant, je me fais à l’idée de la misère et, par anticipation, je m’y habitue. Autrefois j’avais là-dessus des désirs fort beaux, féconds et d’où sortaient parfois de grandes choses, comme il en jaillit de toute aspiration démesurée. Je vois que je me modère ; j’en arrive à souhaiter presque le confortable. Cent mille livres de rente, comme tout le monde, de quoi vivre enfin ! C’est bien canaille ! Ne ris pas de cette confidence, et ne me méprise pas pour te l’avoir faite. Elle touche à des choses de mon intérieur très profondes.

J’aurai fini la Bretagne dans un mois. J’ai encore