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DE GUSTAVE FLAUBERT.

tristesse ne sont pas moins dangereuses que celles du bonheur ; elles attirent même davantage. Tu me parles d’espèces d’hallucinations que tu as eues ; prends-y garde. On les a d’abord dans la tête, puis elles viennent devant les yeux. Le fantastique vous envahit, et ce sont d’atroces douleurs que celles-là. On se sent devenir fou. On l’est, et on en a conscience. On sent son âme vous échapper et toutes les forces physiques crient après pour la rappeler.

La mort doit être quelque chose de semblable, quand on en a conscience. Je ne vais pas non plus parfaitement bien, mais la machine est bonne, et, quoique les rouages grincent, faite pour durer longtemps. Je deviens de plus en plus sombre, de plus en plus âcre et hargneux. Je suis insupportable, je le sens. Tout me blesse et me froisse ; j’aurais besoin de quitter tout, d’aller vivre ailleurs, d’aspirer une bonne bouffée d’air. Il me faudrait de la brise. J’ai besoin de voir des arbres à grande chevelure et de chevaucher sur une grande route d’Asie, en plein soleil, dans de la lumière rouge. De même qu’on prend des bains sans être sale, une grande lessive intérieure me serait utile.

Tu crois que j’aime beaucoup l’étude et l’art parce que je m’en occupe. Si je me sondais bien, peut-être ne découvrirais-je à cela pas autre chose que de l’habitude. Je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une chose, c’est à celle de l’Illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives.

Ne me traite plus d’égoïste, même dans ton cœur. Je voudrais l’être, voilà tout. Fasse le ciel que j’y arrive !