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CORRESPONDANCE

s’essouffle à refaire une strophe à laquelle je renonce. Je te dirai au bas de ma lettre nos observations. Il y a de bonnes choses dans ta pièce. Avec peu de corrections, elle peut être excellente.

J’ai repris mon travail. J’espère qu’il va aller, mais franchement Bovary m’ennuie. Cela tient au sujet et aux retranchements perpétuels que je fais. Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sensible sont loin de ma manière naturelle. Dans Saint Antoine j’étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin ; aussi je n’y trouve aucune commodité.

La lettre de l’Arménien m’a fait plaisir. Ce sont de rusés drôles que les Arméniens. Mets-toi en garde contre tout ce qui est oriental civilisé. Ces gens-là ont les vices des deux mondes. Avis. « Quand je retournerai en Orient… » dis-tu. Hélas la saison de ma migration est passée ; je suis cloué et pour longtemps ! J’aurais pourtant bien besoin d’eaux de Jouvence. Au fond je me sens las. Après les leçons de géographie que je donne à ma nièce, je reste quelquefois à regarder la carte avec des mélancolies sombres que je tais. Oh ! la vie est trop courte et trop longue.

C’est un homme charmant que ce capitaine. Il te fait mon éloge (discrètement, par savoir-vivre, devinant son auditeur) et il admire l’Âne d’or. Vivent mes compatriotes ! Mets-toi à ce bouquin et dévore-le. Je ne m’étonne point que le Philosophe se soit récrié. C’est du vin trop fort pour lui ; il l’épouvante. Moi, j’aime les choses qui me font peur. À propos de peur, j’ai frémi à