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CORRESPONDANCE

gulièrement favorisé ce penchant dans la gent écrivante. La médiocrité s’assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui, sous des apparences sérieuses, cache le vide. Il est bien plus facile de discuter que de comprendre, et de bavarder art, idée du beau, idéal, etc., que de faire le moindre sonnet ou la plus simple phrase. J’ai eu envie souvent de m’en mêler aussi et de faire d’un seul coup un livre sur tout cela. Ce sera pour ma vieillesse, quand mon encrier sera sec. Quel crâne ouvrage, et original, il y aurait à écrire sous ce titre : « De l’interprétation de l’antiquité » ! Ce serait l’œuvre de toute une vie. Et puis à quoi bon ? De la musique ! De la musique plutôt ! Tournons au rythme, balançons-nous dans les périodes, descendons plus avant dans les caves du cœur.

Cette manie du rabaissement, dont je parle, est profondément française, pays de l’égalité et de l’antiliberté. Car on déteste la liberté dans notre chère patrie. L’idéal de l’État, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre, absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits : « Il faut tout régler, tout refaire, reconstituer sur d’autres bases », etc. Il n’est pas de sottises ni de vices qui ne trouve (sic) son compte à ces rêves. Je trouve que l’homme maintenant est plus fanatique que jamais, mais de lui. Il ne chante autre chose et, dans cette pensée qui saute par-delà les soleils, dévore l’espace et bêle après l’infini, comme dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que cette misère même de la vie dont elle tâche sans cesse de se dégager. Ainsi la France,