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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Ce que je ferai de ton amour, « de ce pauvre amour » ? Mais je le garde, mais j’y compte. Tâche qu’il ne te fasse pas tant de mal à toi ; voilà ce que je demande et ce que je désire. Modère cette violence de passions, cet emportement de caractère qui t’a fait déjà tant souffrir ; fais-toi vieille pour ma vieillesse.

Si je te parais si dur, c’est qu’on a beaucoup frappé sur moi et que j’ai du calle à quantité d’endroits sensibles. Si je te semble si froid, c’est que j’ai bien brûlé déjà et qu’il n’est pas étonnant que le charbon ne flambe plus si fort. Maintenant surtout j’ai plusieurs choses fâcheuses qui me surviennent. J’ai mal aux nerfs par moments (c’est la maladie des gens sensibles pourtant !). Un ami dont je t’ai peu parlé parce que nous ne nous voyons guère maintenant — il m’a quitté, il s’est marié — et que j’ai démesurément aimé dans ma jeunesse et auquel je porte un attachement profond, est malade d’une maladie incurable. Je le vois qui va se mourir. J’ai beaucoup vécu avec lui, et si jamais j’écris mes mémoires, sa place, qui y sera large, ne sera guère qu’un grand côté de la mienne. Et puis, et puis, des ennuis d’intérieur fort tristes et, pour bouquet, des dettes.

Avec tout cela, je lis sainte Thérèse et le docteur Strauss[1]. J’ai des envies poignantes d’aller vivre hors la France. Il me revient par bouffées des besoins de pérégrinations démesurées. « Ah ! qui me donnera les ailes de la colombe ? » comme dit le psalmiste. Si je les avais, les ailes de la co-

  1. Théologien allemand, publia sous la forme d’examen critique la Vie de Jésus que traduisit Littré en 1839.