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DE GUSTAVE FLAUBERT.

sens sous mes doigts ta peau si fine et ta taille abandonnée sur mon bras gauche.

Je n’ai pas eu beaucoup de voluptés dans ma vie (si j’en ai beaucoup souhaité). Tu m’en as donné quelques-unes. Et je n’ai pas eu non plus beaucoup d’amours (heureux surtout) et je sens pour toi quelque chose de plus calme, mais de tout aussi profond, de sorte que tu es la meilleure affection que j’aie eue. Elle se tient sur moi avec un grand balancier.

J’ai été bousculé de passions dans ma jeunesse. C’était comme une cour de messageries où l’on est embarrassé par les voitures et les portefaix : c’est pour cela que mon cœur en a gardé un air ahuri.

Je me sens vieux là-dessus. Ce que j’ai usé d’énergie dans ces tristesses ne peut être mesuré par personne. Je me demande souvent quel homme je serais si ma vie avait été extérieure au lieu d’être intérieure ; ce qu’il serait advenu si ce que j’ai voulu autrefois je l’eusse possédé…

Il n’y a qu’en province et dans le milieu littéraire où je nageais que ces concentrations soient possibles. Les jeunes gens de Paris ignorent tout cela.

Ô dortoirs de mon collège, vous aviez des mélancolies plus vastes que celles que j’ai trouvées au désert !

Adieu, voilà minuit passé. Mille baisers. Hein quelle lettre ! En ai-je barbouillé de ce papier !

Je t’embrasse partout.

À toi. Ton G.