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DE GUSTAVE FLAUBERT.

vières t’excitent ; tant pis (pour moi) s’ils sont donnés intempestivement. Le travail remarche un peu. Me voilà à la fin revenu du dérangement que m’a causé mon petit voyage à Paris. Ma vie est si plate qu’un grain de sable la trouble. Il faut que je sois dans une immobilité complète d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux couché sur le dos et les yeux fermés. Le moindre bruit se répète en moi avec des échos prolongés qui sont longtemps avant de mourir. Et plus je vais, plus cette infirmité se développe. Quelque chose, de plus en plus, s’épaissit en moi, qui a peine à couler. Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon manuscrit complet par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase.

L’histoire de Mme R… m’a réjoui profondément (l’infortuné n’en sait rien encore ; il est à Cany au sein de ses Lares. Voilà fort longtemps que je ne l’ai vu ; je le régalerai de la chose dimanche). Tu me dis que, si tu étais homme, tu serais indigné de voir une femme te préférer une médiocrité. Ô femme, ô femme poète ! que tu sais peu le cœur des mâles ! On n’a pas dix-huit ans, que l’on a déjà éprouvé en cette matière tant de renfoncements que l’on y est devenu insensible. On traite les femmes comme nous traitons le public, avec beaucoup de déférence extérieure et un souverain mépris en dedans. L’amour humilié se fait orgueil libertin. Je crois que le succès auprès des femmes est généralement une marque de médiocrité, et c’est celui-là pourtant que nous envions tous et qui couronne les autres. Mais on n’en veut pas convenir, et comme on considère très au-dessous de soi les objets de