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CORRESPONDANCE

chauffer les pieds au soleil, c’est vouloir tomber par terre. Respectons la lyre ; elle n’est pas faite pour un homme, mais pour l’homme.

Me voilà bien humanitaire ce soir, moi que tu accuses de tant de personnalité. Je veux dire que tu t’apercevras bientôt, si tu suis cette voie nouvelle, que tu as acquis tout à coup des siècles de maturité et que tu prendras en pitié l’usage de se chanter soi-même. Cela réussit une fois dans un cri, mais, quelque lyrisme qu’ait Byron par exemple, comme Shakespeare l’écrase à côté avec son impersonnalité surhumaine. Est-ce qu’on sait seulement s’il était triste ou gai ? L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. Moins je m’en fais une idée et plus il me semble grand. Je ne peux rien me figurer sur la personne d’Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois, de dos seulement, un vieillard de stature colossale, sculptant la nuit aux flambeaux.

Tu as en toi deux facultés auxquelles il faut donner jeu, une raillerie aiguë, non, une manière déliée de voir, je veux dire, et une ardeur méridionale de passion vitale, quelque chose de tes épaules dans l’esprit. Tu t’es gâté le reste avec tes lectures et tes sentiments qui sont venus encombrer de leurs phrases incidentes cette bonne compagnie qui parlait clair. J’espère beaucoup de ton Institutrice[1], sans savoir pourquoi. C’est un pressentiment. Et quand tu l’auras faite, fais-en deux ou trois autres et, avant la demi-douzaine, tu auras attrapé le filon d’or.

  1. Comédie de Louise Colet, non publiée.