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DE GUSTAVE FLAUBERT.

chaque fibre humaine et en cherchant chaque synonyme de mot, et tu verras ! tu verras comme ton horizon s’agrandira, comme ton instrument ronflera et quelle sérénité t’emplira ! Refoulé à l’horizon, ton cœur t’éclairera du fond au lieu de t’éblouir sur le premier plan. Toi disséminée en tous, tes personnages vivront et au lieu d’une éternelle personnalité déclamatoire, qui ne peut même se constituer nettement, faute de détails précis qui lui manquent toujours à cause des travestissements qui la déguisent, on verra dans tes œuvres des foules humaines.

Si tu savais combien de fois j’ai souffert de cela en toi, combien de fois j’ai été blessé de la poétisation de choses que j’aimais mieux à leur état simple ! Quand je t’ai vue pleurer à la lecture des lettres d’amour, faite par Mme R…, toutes mes pudeurs ont rougi. Nous valions mieux l’un et l’autre, et nous sommes là maigrement idéalisés. Qu’est-ce [que] ça intéressera ? À qui ressemble cet homme ? Pourquoi prendre l’éternelle figure insipide du poète qui, plus elle sera ressemblante au type, plus elle se rapprochera d’une abstraction, c’est-à-dire de quelque chose d’anti-artistique, d’anti-plastique, d’anti-humain, d’anti-poétique par conséquent, quelque talent de mots d’ailleurs que l’on y mette. Il y aurait un beau livre à faire sur la littérature probante ; du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin ; l’homme, le milieu. L’Art, comme Lui dans l’espace, doit rester suspendu dans l’infini, complet en lui-même, indépendant de son producteur. Et puis on se prépare par là, dans la vie et dans l’Art, de terribles mécomptes. Vouloir se